12

L’un des hommes lui souleva les pieds et les plaça au-dessus du puits. Celui qui lui tenait les bras s’approcha du rebord afin de le laisser pendre dans le vide, puis le lâcha. Bak se sentit tomber. Amon et la volonté de survivre vinrent à son secours et lui éclaircirent l’esprit. En un clin d’œil, ses mains jaillirent vers le haut, son coude droit heurta le bord du puits, il plaqua son bras contre le sol et ses doigts se crispèrent sur une pierre fendue du pavage. En même temps, son bras gauche se glissait par l’ouverture en se râpant la peau. Bak trouva prise sur le rebord et s’y accrocha d’une main, arrêtant sa chute verticale dans une secousse à lui rompre les os.

— Lieutenant Bak ! s’époumona Kasaya.

— Partons ! souffla l’un des assaillants, et ils s’enfuirent en courant.

Bak adressa une brève prière à Amon, reconnaissant que les pilleurs aient creusé un trou étroit pour s’épargner du travail superflu. Sa position était précaire, mais il pensait pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des secours.

De toutes ses forces, il pressa sa main gauche contre la paroi et s’arc-bouta contre le conduit, puis, à tâtons, ses pieds cherchèrent une prise. L’un trouva une minuscule saillie. L’autre rencontra de légères aspérités, mais sa semelle en jonc tressé était trop glissante pour s’y appuyer fermement. En secouant le pied, il se débarrassa de sa sandale qui tomba sur le sol de pierre avec un bruit sourd, et planta ses orteils sur une protubérance.

— Lieutenant Bak ! appela Hori, affolé.

— La colonnade ! hurla-t-il. Vite !

Il entendit les pas précipités d’Hori et de Kasaya qui fonçaient dans sa direction. Le Medjai fit irruption dans la cour et regarda autour de lui, troublé par la torche crépitante sur le pavage et l’apparente solitude du lieu.

— Chef ! Où…

— Là ! s’écria Hori. Le puits des pilleurs !

— Sortez-moi de là ! lança Bak. Vite ! Ils vont s’échapper !

Les deux jeunes gens appuyèrent hâtivement leur torche contre une colonne renversée et coururent vers lui. Chacun l’empoigna par un bras, Bak s’aida de ses pieds pour se propulser, et ils le remontèrent sur la terre ferme.

Il se releva et ramassa sa propre torche, dont la flamme se ranima.

— Venez ! Ils étaient deux.

Il fonça dans la cour principale, sans grand espoir de les rattraper. Ils avaient trop d’avance et connaissaient le temple beaucoup mieux que lui. Les oiseaux s’étaient envolés.

 

— As-tu vu une lumière, outre les deux que nous portions ? demanda Bak à Ani, qui était debout sur la cabane des scribes.

— Non, lieutenant. J’avais une excellente vue du temple, mais je n’ai distingué que vous. La façon dont vous faisiez apparaître et disparaître les lampes était vraiment déconcertante, et si je n’avais pas été dans le secret, j’aurais été terrorisé. Mais cela se limitait à une seule petite partie du sanctuaire. Je n’ai vu briller de lumière nulle part ailleurs.

— Nous non plus, ajouta Pached, s’exprimant pour lui-même et pour tous ceux qui se trouvaient à portée d’oreille.

Des murmures d’assentiment montèrent du large groupe d’ouvriers debout dans le noir autour d’eux.

Ramosé, Seked et Ouseramon acquiescèrent. La lumière de la torche du jeune garçon jouait sur les méplats de leur visage et soulignait les muscles de leurs épaules et de leur torse. L’odeur âcre de la flamme imprégnait l’air.

— Donc, résuma Bak, quelle que soit la raison pour laquelle les intrus sont venus, ils n’ont pu mener leur plan à bien, ou alors ils ont agi dans une partie du temple qu’on ne distingue pas de ces cabanes.

— À moins qu’ils soient capables de voir dans le noir, marmonna Kasaya.

Une voix résonna dans l’obscurité :

— Je parierais ma ration de blé d’un mois que c’étaient des voleurs de tombes et qu’ils n’ont rien à voir avec l’esprit malin. Sûr qu’ils savent qu’on a peur de lui. Ils en ont profité pour rôder par ici pendant la nuit et essayer de trouver un vieux tombeau à piller.

— Oui, approuva un autre. L’esprit malin se montre toujours.

Un troisième répliqua :

— Moi, en tout cas, je n’irais sous aucun prétexte me promener dans cette vallée la nuit. Suffit de voir ce qui est arrivé à Montou.

Dans la pénombre, les visages étaient de pâles ovales aux traits flous et les corps se confondaient. Chacun n’était qu’une voix parmi tant d’autres, mais exprimait le sentiment unanime.

— Certains de ces tombeaux débordent d’or, objecta un autre encore. Ça vaut bien quelques risques, non ?

Un vieillard grisonnant à l’avant de la foule prit la parole :

— Beaucoup ont été saccagés il y a longtemps, par des pilleurs prêts à défier la mort pour satisfaire leur cupidité.

— Je parie l’âne de mon père que l’esprit malin, c’est une des momies dont ils ont troublé le repos, intervint le petit porteur d’eau à côté de lui. Qui d’autre nous voudrait du mal, simplement parce que nous passons nos journées à trimer dans cette vallée ?

Autour de lui, des hommes l’approuvèrent d’abord par des murmures, puis en chœur. Bak pesta tout bas. Son idée pour mettre un terme à ces croyances superstitieuses était allée tout de travers.

— Pached, es-tu certain que le puits où ils ont voulu me jeter n’aboutit nulle part ?

Les mains derrière le dos, le maître d’œuvre contempla le temple en ruine.

— Il existe une chambre funéraire, j’en suis sûr, mais elle est depuis longtemps condamnée. La falaise qui surplombe le sanctuaire s’est tassée au fil des ans. Elle a causé l’effondrement du puits des pilleurs et, à mon avis, du tombeau lui-même. Un homme plus courageux que moi – ou plus téméraire – s’aventurerait peut-être à l’intérieur avec un maillet et un ciseau, mais quant à moi, je ne tiens pas à finir enterré vivant.

— Tu n’y es jamais descendu ?

— Perenefer a rampé une fois jusqu’au bout du boyau, et il est le seul à l’avoir osé.

— Je suggère qu’il redescende demain matin pour s’assurer qu’on n’a pas tenté de rouvrir le tunnel. Je l’accompagnerai.

Il fit cette proposition à contrecœur, mais l’entreprise était périlleuse et il ne pouvait demander à un autre de s’y lancer seul.

Il doutait qu’ils trouvent des traces récentes. Si les intrus avaient tenté de rejoindre la chambre funéraire, ils ne l’auraient pas jeté dans le puits, attirant l’attention sur le tombeau et perdant toute chance de poursuivre l’excavation. Une inspection s’imposait néanmoins.

— De plus, envoie dans une autre partie du chantier l’équipe qui récupère les pierres de l’ancien temple. Je compte chercher les traces des intrus et je veux que rien ne puisse les recouvrir ou les effacer.

 

— Qui étaient-ils, d’après toi, chef ? interrogea Hori en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Des pilleurs ou des bandits qui se faisaient passer pour l’esprit malin ?

Bak déroula la natte sur le toit de la cabane de Ramosé. Il préférait de loin dormir à la belle étoile que de partager le logis encombré et malodorant des ouvriers.

— Je suis trop fatigué pour y réfléchir, Hori.

Le scribe s’agenouilla devant lui et entoura son bras écorché d’une bande de lin enduite d’un emplâtre aux effluves piquants.

— Si, à eux deux, ils incarnaient l’esprit malin, n’auraient-ils pas apporté une lampe pour effrayer les ouvriers ?

— On pourrait le penser, hein ? marmonna Bak, les mâchoires serrées car l’onguent brûlait terriblement.

— Et si c’étaient des pilleurs de tombes, tu crois qu’ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient ? demanda Kasaya.

— Excepté le puits dans lequel ils m’ont précipité, je n’ai remarqué aucun signe d’une quelconque sépulture quand nous avons exploré le temple aujourd’hui. Demain, nous verrons cela de plus près.

Ayant fini de nouer le bandage, Hori s’affala sur sa natte, puis ôta son collier large et ses bracelets pour les poser à côté de sa palette de scribe.

— Tu les reconnaîtrais si tu les voyais, chef ?

— Seulement le premier. Le second m’a frappé par-derrière.

Bak crut entendre à nouveau ses mots : « Débarrassons-nous de lui », et son expression se durcit.

— Je jure que nous nous retrouverons, eux et moi. Et ce jour-là, je le leur revaudrai.

 

Le lendemain matin, peu après l’aube, Bak retourna avec Hori et Kasaya au temple de Mentouhotep. Pached et Perenefer, qui les avaient devancés, attendaient près du puits des pilleurs. Le chef d’équipe, muni d’une torche, n’hésita pas à se laisser glisser dans le conduit. Il leur assura que celui-ci était court, à peine deux fois et demie la hauteur d’un homme, ce que Bak put constater quand on le fit descendre. Il se demanda si les intrus de la nuit précédente avaient voulu le tuer ou simplement faire diversion pendant qu’ils s’enfuyaient.

Au fond, les pilleurs de sarcophages avaient dégagé une sorte de chambre où ils pouvaient se tenir debout pendant qu’ils creusaient, puis remontaient la terre et les pierres vers la surface. Un orifice noir comme le charbon, de la même taille que celui d’en haut, descendait progressivement vers l’ouest. En examinant l’ouverture de plus près, ils virent qu’elle avait été percée dans les gravats utilisés pour combler le tunnel après l’inhumation du roi. Une légère décoloration, sur le côté, suggérait une tentative antérieure pour atteindre la chambre funéraire.

Excepté la sandale dont Bak s’était débarrassé la veille et les empreintes de Perenefer, la légère nappe de sable sur le sol ne révélait aucune intrusion. Malgré leur conviction que nul n’était entré depuis la dernière visite du chef d’équipe, les deux hommes convinrent que l’un continuerait jusqu’au bout, tandis que l’autre resterait derrière pour appeler à l’aide si le premier se trouvait coincé ou si le tunnel s’écroulait. Perenefer, étant déjà venu, savait à quoi s’attendre ; il était donc le plus apte à pénétrer dans le boyau et se proposa spontanément. Bak ne dissimula pas son soulagement.

— Si le tunnel n’a pas changé depuis, il n’est pas très long. Seulement six ou sept fois la hauteur d’un homme, expliqua Perenefer en tendant un rouleau de corde solide à Bak avant d’en attacher une extrémité à sa propre taille. Si je hurle, tire comme si le dieu Seth lui-même était à ta poursuite. Si tu n’arrives pas à me ramener, appelle à l’aide. Je n’aimerais pas passer mes derniers moments enterré vivant.

Cette idée donna à Bak la chair de poule.

Emportant une lampe à huile, Perenefer se courba et s’engagea en rampant dans le goulet obscur. Bak s’agenouilla à l’entrée, laissant filer la corde à mesure que le chef d’équipe progressait. Pendant tout ce temps, il priait Amon afin que le tunnel ne s’effondre pas.

La chambre où il attendait était chaude et sentait le moisi. Sa torche exhalait une odeur nauséabonde d’huile rance. Parfois des chauves-souris couinaient quelque part dans le tunnel ou voletaient au-dessus de Bak, dérangées dans leur sommeil par l’homme qui avait envahi leur logis. Bak n’osait imaginer l’inconfort de Perenefer, ni les autres habitants des ténèbres qu’il rencontrait.

Au bout d’un laps de temps qui lui sembla interminable, le policier entendit les paroles assourdies du chef d’équipe :

— Je sors. Tends bien la corde.

Jamais il n’aurait cru qu’on pouvait retenir son souffle aussi longtemps. Ce ne fut que lorsque Perenefer sortit du boyau et se redressa que Bak respira enfin librement. Ni l’un ni l’autre ne dirent un mot ; ils se contentèrent de se regarder, et échangèrent un sourire.

— A-t-on prolongé le tunnel ? interrogea Bak.

— Non, comme tu le pensais. Il te faudra chercher ailleurs pour savoir quel but ces hommes poursuivaient.

Pached et le chef d’équipe retournèrent à leurs obligations au Djeser Djeserou. Bak, Hori et Kasaya passèrent la matinée à explorer les vestiges du temple, répétant leurs efforts de la veille ; mais, cette fois, ils cherchaient l’indication d’une tombe et les traces particulières des intrus. À la fin, ils firent appel à Perenefer et Seked, qui amenèrent une équipe en renfort. Ils ne découvrirent rien. Quoi que les deux hommes eussent fait la nuit précédente, il n’en subsistait aucun signe visible. Et si une tombe autre que celle du roi avait été creusée sous le temple, elle demeura introuvable.

 

— Si l’esprit malin manifeste toujours sa présence par une lumière ou en s’arrangeant pour ressembler à…

Le lieutenant Menna s’interrompit, les sourcils froncés.

— Qu’avait vu Houni, au dire de son ami ? Une silhouette blanche et fantomatique ?

Bak marchait avec l’officier le long de la rive, en scrutant la dizaine d’embarcations tirées sur la plage étroite.

— Il porte vraisemblablement une tunique blanche en lin pur, qui réverbère la clarté lunaire et semble rayonner.

— Voici la barque qui pourrait plaire à ton père, annonça Menna en s’arrêtant devant un esquif presque neuf, très semblable à celui détruit par le bateau de pêche.

À son habitude, l’officier était impeccable et Bak se demanda comment il parvenait à rester si net par cette chaleur étouffante.

— Un homme seul devrait pouvoir la manœuvrer sans difficulté. L’idéal pour un médecin, à mon avis.

Bak contourna la petite barque avec satisfaction. La plupart des malades ou des blessés qui appelaient son père résidaient sur la rive occidentale, non loin de chez lui, et il pouvait se rendre à leur chevet à pied. Mais, de six à huit fois par semaine, il lui fallait prodiguer ses soins sur l’autre berge, à Ouaset ou assez loin pour qu’un trajet en bateau soit indispensable.

Bak se félicitait que Menna ne s’offusque plus de son aide. L’officier avait même exprimé sa reconnaissance après qu’il fut venu lui relater sa mésaventure nocturne au temple de Mentouhotep. Si la barque convenait, leur amitié serait scellée.

— Qu’est-ce que tes intrus pouvaient bien chercher là-bas ? demanda Menna. Une tombe à piller ? Ou voulaient-ils en vider une qu’ils avaient déjà repérée ?

Bak écarta les mains et haussa les épaules pour marquer son ignorance.

— Nous n’avons rien trouvé qui indique la présence d’une sépulture profanée. Pourtant, nous avons inspecté le temple d’un bout à l’autre.

— Les bijoux que tu as confisqués à Bouhen venaient probablement de là. Ils sont du style en usage à cette époque et paraient jadis une femme de sang royal. Pourtant, si l’on avait creusé, tu en aurais trouvé la trace…

— Où sont ensevelis les autres souverains de cette période ? s’enquit Bak, conscient qu’il existait une chance infime que les bijoux viennent de la tombe d’un roi précédent.

— La plupart reposent dans un cimetière au nord de Ouaset. En ce qui concerne ceux qui nous sont connus, leur tombe a été violée il y a de longues générations.

Cela n’avait rien de surprenant. Bak examina l’esquif à demi couché sur le flanc, laissant la coque à fond plat en grande partie visible. Le bois brut avait été briqué avec soin pour le rendre luisant. Un bouquet de fleurs aux tiges entrelacées était peint sur la proue. Bak pensa que ce bateau plairait à son père.

— Décris-moi encore l’apparence de ces hommes, demanda Menna.

— Celui que j’ai vu était un peu plus grand et plus lourd que moi. Son visage était large, ses cheveux courts, sa voix rauque et discordante, mais peut-être sous l’effet de la colère.

— Le reconnaîtrais-tu, si tu le revoyais ?

— Sans la moindre hésitation.

— Penses-tu qu’ils voulaient t’assassiner ?

— Je l’ai cru sur le coup, mais depuis que nous sommes descendus, je n’en suis plus si sûr. Le puits n’est pas très profond.

Bak s’approcha de la poupe et s’accroupit à côté du gouvernail. De fraîches vaguelettes éclaboussèrent ses talons.

— Évidemment, nuança-t-il, ils l’ignoraient peut-être, s’ils n’y étaient jamais entrés.

— Je doute que des pilleurs de tombes méprisent la promesse d’un riche butin, objecta Menna. Surtout celui qu’on trouve dans une sépulture royale.

Bak sourit, acceptant cette observation pour ce qu’elle était : une remarque bien intentionnée et sans nulle méchanceté.

— Pached m’a assuré que chaque ouvrier du Djeser Djeserou sait qu’il serait périlleux de continuer à le percer. Et s’ils le savent, sois certain que tous les habitants de la rive occidentale le savent aussi.

— Oui, on me l’a dit également, et plus d’une fois, admit Menna.

— Je n’aimerais pas creuser là-dessous, poursuivit Bak, contournant l’esquif pour examiner l’intérieur et les traverses. Perenefer connaît bien ce tunnel, néanmoins le soulagement se lisait sur son visage quand il en est ressorti.

— La voile ainsi que les lignes sont presque neuves, précisa Menna en indiquant la toile blanche bien ferlée et divers endroits où les cordages s’usaient habituellement en premier. En supposant que tes intrus étaient bien des voleurs, peut-être avaient-ils partie liée avec Montou. Et si l’architecte gardait secrète la source de ces trésors, ils sont contraints de la chercher, maintenant qu’il est mort.

— As-tu découvert un élément nouveau qui confirme sa culpabilité ?

— Non, avoua Menna d’un air sombre. J’ai commis l’erreur de dire à dame Moutnefret ce que je cherchais, et pourquoi. Elle nie qu’il ait été capable de profaner des tombes et me refuse toute coopération. Chaque fois que je vais chez elle, elle m’observe tel un faucon prêt à fondre sur une souris.

Bak esquissa un sourire compatissant.

— Ainsi, tu n’as plus aucune chance qu’elle t’autorise à courtiser Sitrê.

— Je crains que tu aies raison, répondit Menna avec tristesse.

— Pourvu que son irritation à ton égard ne s’étende pas à moi ! Je compte aller aujourd’hui dans son domaine à la campagne. Si elle s’y trouve, je ne voudrais pas me heurter à son hostilité. Je veux retrouver les hommes que nous avons dérangés cette nuit, et je crois qu’il serait bon d’entamer mes recherches là-bas.

Bak tira les rames, qui n’étaient pas neuves, mais présentaient peu de traces d’usure.

— Donc, tu te ranges petit à petit à mon idée ? remarqua Menna.

— Que Montou était un pilleur de tombes ? Je ne suis pas tout à fait convaincu, non, pas sans autre preuve à l’appui. Cependant, je serais négligent si j’éliminais d’emblée cette possibilité.

— Je te souhaite bonne chance ! déclara Menna avec ferveur. J’aimerais élucider cette affaire une fois pour toutes. Lorsqu’un nouveau bijou réapparaît, j’ai l’impression de vivre un cauchemar qui se répète inéluctablement.

— Un jour, tu captureras ton voleur ou tu trouveras la preuve que c’était Montou. Maintenant, dit Bak en donnant une claque amicale sur l’épaule de l’officier, parle-moi du propriétaire de cette barque. Mon père doit la voir, bien sûr, mais on dirait que c’est exactement ce qu’il lui faut.

 

— Montou était capable de bien des choses, lieutenant, et pas toutes plaisantes, mais non de dépouiller les morts.

Moutnefret l’avait accueilli dans la cour de sa propriété, sans montrer ni cordialité ni froideur. Son attitude trahissait plutôt de l’impatience, typique d’une personne qu’on dérange alors qu’elle a devant elle une journée chargée.

Protégées du soleil par un auvent de toile épaisse, six servantes étaient assises devant de grands métiers à tisser verticaux. Un septième, inoccupé, révélait la besogne que Bak avait interrompue en demandant à s’entretenir avec la maîtresse de maison. Les portes de l’habitation, qui était de dimension imposante, donnaient sur les quatre côtés de la cour. Moutnefret ne semblait pas se soucier que ses servantes puissent l’entendre.

Les navettes chuchotaient doucement dans leurs allées et venues pour créer une étoffe d’une finesse exceptionnelle. Un tissu destiné au commerce, et non à l’usage domestique. Une source supplémentaire de revenus. Bak ne s’étonnait pas que le domaine paraisse si prospère.

— Ta fille t’a sûrement parlé du tesson de cruche que j’ai trouvé dans le bureau de Montou.

— La cruche de miel. Oui, répondit-elle, posant les mains sur ses hanches généreuses en le dévisageant avec sévérité. Il aurait pu ramasser cela n’importe où.

— Tous les fragments du panier provenaient du Djeser Djeserou.

— Là ! s’exclama-t-elle d’un air triomphal. Tu vois ? Tu abondes dans mon sens.

Bak lui adressa un sourire affable.

— Comme je le disais aujourd’hui même au lieutenant Menna, je ne suis pas convaincu que ton époux pillait les tombeaux anciens.

La mention du nom de l’officier de la garde fit resurgir la réprobation sur les traits de Moutnefret, qui répliqua, sarcastique :

— Qu’il serait donc commode de pouvoir imputer ce crime à un mort !

— Il me faudra une preuve plus décisive qu’un bout de poterie cassée pour noircir la réputation de Montou. Néanmoins, je dois voir les hommes qui travaillent sur ce domaine.

Les navettes se turent ; les servantes se retournèrent pour le fixer avec hostilité. Leur époux, leurs frères, leurs fils seraient parmi ceux qu’il exigeait de voir. Moutnefret redressa le menton, froide et hautaine.

— Je peux t’assurer, lieutenant, que mes serviteurs ont passé la nuit entière à dormir tranquillement avec leur famille.

Les femmes murmurèrent leur assentiment, pleines de rancœur.

— Tu dois comprendre que, sur ce point, je ne peux m’en remettre à ta parole. N’étais-tu pas dans ta propre chambre à coucher pendant qu’ils dormaient ?

— Je ne les ai pas vus de mes yeux, je te l’accorde, mais les femmes qui se trouvent ici…

— Des mères, des sœurs et des épouses dévouées, qui diront ce qu’il faut pour protéger ceux qu’elles aiment. Si aucun visage ne m’est familier, je ne viendrai plus t’importuner, promit-il d’une voix douce.

Elle n’avait d’autre choix que d’accepter et le savait.

— Oh, très bien !

Pour s’assurer de ne manquer personne, il demanda :

— L’un de tes serviteurs serait-il parti depuis le décès de ton époux ?

— Aucun, et aucun ne partira. Ils travaillaient sur cette propriété pour mon premier mari et pour son père avant lui. C’est ici leur foyer, lieutenant, ainsi qu’il se doit.

 

Moutnefret fit appeler le scribe qui gérait ses terres. Grand et élancé, Teti devait avoir environ trente-cinq ans et son hâle intense montrait qu’il passait plus de temps au soleil qu’à l’intérieur, avec ses instruments d’écriture et ses rouleaux. Bak fut frappé par l’empressement des domestiques à lui obéir et par leur extrême déférence à son égard.

Le scribe écouta sa maîtresse, tandis qu’elle lui ordonnait de montrer à Bak tous les hommes travaillant sur le domaine. Réprimant visiblement sa curiosité, il conduisit le visiteur jusqu’à un banc en brique crue rafraîchi par une brise légère, sous un des quatre sycomores qui ombrageaient les dépendances attenantes au mur de clôture. Il demanda à un garçon d’une dizaine d’années – son fils, soupçonna Bak – de faire venir les hommes. Le gamin partit en courant et traversa un champ de chaume sec pour parler à deux bergers, qui gardaient un troupeau de bœufs, de moutons et de chèvres.

Pendant qu’ils attendaient, Bak expliqua qu’on l’avait attaqué et qu’il supposait que son assaillant vivait sur la rive ouest. Il ne fournit pas de détails précis.

— Ma maîtresse a dit vrai, lieutenant. Nos serviteurs ont passé toute la nuit ici.

— Je dois néanmoins les voir.

— Bien, lieutenant.

Teti entrelaça ses doigts et posa les mains sur ses cuisses. Il paraissait embarrassé par le silence, mais à court de mots.

— Que pensais-tu de ton maître, Teti ?

— Notre ancien maître était le meilleur des hommes. Quant à Montou… Eh bien, une maxime veut que lorsqu’on n’a rien de particulier à dire, le mieux est de se taire.

— On raconte qu’il se dérobait à ses obligations, au Djeser Djeserou, dit Bak avec un sourire propice aux confidences. Je n’ai encore jamais vu un mouton noir devenir blanc en une nuit.

Un léger sourire effleura les lèvres de Teti, néanmoins il continua à peser ses mots avec soin :

— Maintes fois, j’ai remercié Thot que notre maîtresse se fie à moi pour la gestion de ses terres et celles de Sitrê.

Bak le regarda pensivement.

— Dois-je en inférer que Montou se serait approprié leurs biens et les aurait utilisés à son profit ?

— Pas du tout ! protesta Teti avec conviction. Mais il aurait aimé les contrôler.

— Je ne comprends pas. Si ce n’était pas leur richesse qui l’intéressait, pourquoi aurait-il… ?

Alors même qu’il formulait sa question, le policier se rappela le plaisir que prenait Montou à exiger des modifications sur les peintures et les sculptures du futur temple.

— Je vois. Il jouissait de son pouvoir et aimait montrer son importance.

— En effet, lieutenant, répondit Teti, aussi étonné que ravi de la perspicacité de Bak. Au début de leur union, ma maîtresse l’a laissé prendre quelques décisions concernant la direction de son domaine. Il a agi en dépit du bon sens. Elle a discerné cette faiblesse et le danger qu’elle constituait pour les biens familiaux. Elle ne lui a rien reproché mais l’a vite encouragé à d’autres passe-temps, et elle m’a recommandé de continuer comme avant.

Bak sourit. À sa façon, Moutnefret avait employé la même tactique que les artisans du Djeser Djeserou.

Il oublia cette idée alors que le premier des aides agricoles approchait. Pendant qu’il conversait avec Teti, il avait vu le jeune garçon courir du champ à la palmeraie, du pigeonnier aux écuries, après quoi les hommes s’étaient dirigés à grands pas vers la maison. Le premier se présenta devant Bak, suivi du reste en une rapide succession. Comme dans tout domaine prospère, ils représentaient tous les âges et accomplissaient une multitude de tâches. Il adressa quelques mots à chacun, leur assura qu’ils n’avaient rien à craindre, puis les autorisa à reprendre leur besogne. L’homme avec lequel il s’était battu dans le vieux temple ne se trouvait pas parmi eux.

Alors que la présence des intrus dans le domaine aurait pu confirmer la complicité de Montou dans le trafic, leur absence ne prouvait absolument rien. Tandis que le dernier des serviteurs s’éloignait, Bak demanda :

— Sais-tu, Teti, que le lieutenant Menna soupçonne Montou d’être un pilleur de tombes ?

— Ma maîtresse me l’a appris. Je ne crois pas que ce soit vrai. Il était indolent, autoritaire et très égoïste, mais je pense sincèrement qu’il n’était pas un voleur.

Bak décrivit le tesson découvert dans les affaires de l’architecte et le dessin qui l’ornait.

Teti éclata de rire.

— Il aurait pu le ramasser dans une douzaine d’endroits différents. Dans une propriété voisine, les détritus d’un village, un terrain vague de Ouaset…

Il s’interrompit, frappé par une idée.

— Si la cruche date de l’ancien temps, il a pu la découvrir dans un des vieux cimetières situés sur la falaise, au nord du nouveau temple de notre souveraine. Je l’ai vu deux ou trois fois marcher parmi les tombes, à flanc de coteau et sur le plateau qui domine la plaine alluviale.

Il sourit en remarquant l’intérêt subit du policier.

— Ces tombeaux sont vides, lieutenant. Il n’y reste plus rien à voler. Les nomades installent parfois leur camp là-bas quand ils mènent leur bétail au fleuve.

« S’agirait-il des tombeaux mentionnés par Menna ? s’interrogea Bak. Des tombeaux vides depuis de longues générations… »

— N’est-ce pas un peu plus loin que l’endroit où tu te rends d’ordinaire, Teti ? Surtout après avoir travaillé ici de l’aube au crépuscule ! Que faisais-tu là-bas ? Ta maîtresse t’avait-elle demandé de le suivre ?

— Oh ! Non, lieutenant ! se récria le scribe, surpris par cette idée. Quand il ne rentrait pas comme prévu, elle supposait qu’il était allé dans un lieu de plaisir où une jeune femme en particulier avait sa préférence.

— J’ai idée que tu protégerais ses intérêts coûte que coûte, si tu le jugeais nécessaire.

— En l’occurrence, lieutenant, ce sont les miens que j’avais à cœur, répliqua Teti avec une indignation qui s’évanouit aussi vite qu’elle était née. Vois-tu, j’ai perdu ma femme l’an passé et j’ai trois enfants à élever. Oh ! les servantes du domaine les gâtent, mais ils ont besoin d’une vraie mère et moi d’une épouse pour partager ma couche. J’ai trouvé une jeune femme, fille d’un peintre qui habite le village en bas de l’arête. Ma maîtresse m’a permis de lui rendre visite.

Bak posa sur le scribe un long regard pensif.

— Quel est le nom de cet homme ?

— Heribsen, lieutenant.

Bak ne put s’empêcher de sourire.

— Ne serait-ce pas de lui qu’est venue l’idée de faire croire à Montou qu’il était le maître du domaine, quand, en réalité, tu gérais tout avec efficacité ?

Un sourire furtif éclaira le visage du scribe.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, lieutenant.

« Pauvre Montou ! songea Bak. Un homme arrogant jusqu’au ridicule pouvait-il être assez intelligent pour piller d’anciens tombeaux et écouler leurs trésors sans se compromettre ? Aurait-il su se restreindre et les faire sortir de Kemet peu à peu ? En somme, la sottise de Montou n’était-elle qu’une feinte ? »

Le souffle de Seth
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